GEORGES CLEMENCEAU
 
 

RÉVOLUTION
DE CATHÉDRALES



J'en demande pardon aux professionnels, je ne puis résister à l'envie de m'établir, pour un jour, critique d'art. La
faute en est à Claude Monet. Je suis entré chez Durand-Ruel pour revoir à loisir les études de la cathédrale de Rouen dont j'avais eu la joie dans l'atelier de Giverny, et voilà que cette cathédrale aux multiples aspects, je l'ai emportée avec moi, sans savoir comment. Je ne puis m'en débarrasser. Elle m'obsède. Il faut que j'en parle. Et, bien ou mal, j'en parlerai.

Je me présente tout simplement un de ces êtres à deux pieds dont le principal mérite est de promener sur la terre une paire d'yeux prêts à jouir de toutes les fêtes que nous offre la divine lumière. Et là-dessus, d'abord, j'ai quelques
remarques à faire. Comment arrive-t-il que tant de gens achètent à prix d'or tant de toiles bonnes ou mauvaises - plus souvent mauvaises que bonnes - et finissent probablement par en jouir, alors qu'ils seraient incapables de s'arrêter sincèrement cinq minutes devant le paysage ou la figure dont la représentation les ravit d'aise ? Je sais bien qu'on nous raconte que le peintre y met du sien. Mais ce n'est pas toujours ce qu'il fait de mieux, et L'embarquement pour Cythère lui-même, ne nous séduit que parce qu'il nous suggère des émotions de réalités.

Dans le monde multiple, ce qui nous doit précisément charmer, c'est l'instable vibration de vie qui anime et le ciel et la terre et la mer, et toute la nature grouillante et toute la nature inerte. Eh bien, cette mouvante merveille de toute heure qui surgit à nos yeux de tous les spectacles de la planète lumineuse, ce miracle changeant qui ne cesse que pour enfanter d'autres miracles, cette intensité de vie qui nous vient de l'homme ou de la bête, mais qui nous vient aussi de l'herbe, du bois et de la pierre, la terre nous en prodigue la fête sans jamais se lasser, et il n'est pas besoin du tout d'être millionnaire pour se procurer les jouissances d'art supérieures à celles du malheureux amateur condamné à user pendant vingt ans des mêmes épithètes stériles sur les mêmes toiles obstinément immuables.

Pendant que l'infortuné se rétrécit, encornit sa faculté de voir et de sentir, paralyse, pétrifie sa puissance d'émotion, je vais de par le monde, j'interroge les choses, je tâche à saisir leurs fuyants aspects, à me mettre à l'unisson de leur
harmonie, à pénétrer leur inexprimable mystère, à jouir des spectacles mouvants dans une unité de joie que je laisse au monde mouvant le soin de renouveler éternellement. Je m'aperçois alors que pendant que mon noble curé se met à la torture pour m'ébahir de miracles qui ne sont pas, je vis, moi, au soin d'un perpétuel prodige qui m'affole et m'enivre de miraculeuses réalités.

Oui, l'humanité vit dans un miracle, dans un miracle vrai, d'où elle peut incessamment tirer d'incroyables joies : seulement elle ne le perçoit pas, ou, pour parler avec plus de précision, elle commence à peine à en formuler la notion. Depuis des milliers et des milliers d'années, l'œil humain s'oppose à la planète qui lui renvoie, toute palpitante, des ondes de vie jaillies de l'incendie solaire. Tout ce qui nous est parvenu des monuments de l'art depuis la hache primitive d'une proportion heureuse et d'une coloration puissante, depuis les profils d'ours et de mammouth qu'un Léonard de l'âge de pierre dessina sur les os du musée de Saint-Germain jusqu'à la cathédrale de Monet, nous permet d'apprécier sommairement les phases de vision par où notre race a passé.

Nous savons que ce qui a frappé nos aïeux d'abord, c'est la vie dans ses manifestations les plus bruyantes. La forme d'ensemble, le modelé sommaire, une coloration moyenne, vaguement perçue, sans précision de tons ou de valeurs. N'est-ce pas aujourd'hui même la vision de l'enfant qu'il modèle, dessine ou colorie ? Nous savons que les anciens Asiatiques, Egyptiens ou Grecs, bien que leur mythologie témoigne d'une vive impression des phénomènes du monde et des aspects changeants de la terre, ne conçurent pas le besoin d'exprimer comme nous les sensations reçues du spectacle des choses. Interrogez les vases grecs dont beaucoup reproduisent quelques-unes des plus fameuses peintures de l'antiquité, cherchez un paysage, un arbre, un rocher, une mer, une eau courante ou paisible.

Depuis longtemps, sans doute, les poètes avaient marqué leur vive perception de certains aspects de ce que nous résumons aujourd'hui dans le mot compréhensif de nature, mais la sensation n'était pas suffisamment précisée pour que Zeuxis dépassât l'effort des natures mortes. Virgile a chanté les champs, quel Latin a entrepris de les peindre ? Faut-il parler des Primitifs, de leurs arbres, de leurs rocs, de leurs prairies ? Voyez l'étrange paysage que le grand Léonard de la Renaissance donne pour fond de tableau à sa Joconde.

La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie

Voilà, suivant la remarque de Théophile Gautier, la seule impression que le génie de Molière nous ait jamais transmise de ses contemplations champêtres. Il faut, après Rembrandt, La Fontaine et Rousseau pour s'éprendre de la terre. Comment apprécier aujourd'hui le paysage composé du Poussin ?

Je n'ai pas à faire ici l'histoire du paysage. Il me suffit de remarquer avec Gustave Geffroy que le soleil qui luit pour tout le monde, longtemps n'a guère lui pour la peinture : «Chez Ruysdaël, Hobbéma, si l'on veut des noms de grands paysagistes, le feuillage persillé, métallisé, est couleur d'encre, le soleil s'est éteint, tout apparaît éclairé du jour sombre de l'atelier». Corot eut l'émotion lumineuse. L'éducation de l'œil lentement se faisait. Comme le dit justement Geffroy dans cette admirable étude de l'impressionnisme qui nous a tous si vivement frappés : «Le sens de la lumière ne pouvait pas être dans l'œuvre d'art alors qu'il n'était pas dans la connaissance. ... La peinture, comme le reste de l'expression humaine, devait refléter la lente découverte des choses et de soi qui est le fond de la destinée humaine».

Avec l'école impressionniste s'affirme enfin la souveraineté de la lumière. Elle éclate, elle envahit l'être, elle s'impose en conquérante, elle domine le monde, support de sa gloire, instrument de son triomphe.

Qui ne comprend désormais que l'œil voit aujourd'hui, d'autre façon que naguère. Il a, après de longs efforts, découvert la nature, obscure d'abord, maintenant lumineuse. Ce n'est pas tout. Qui peut dire quelles joies sont réservées à l'affinement du regard par l'ultérieure évolution de notre faculté de voir ?

Quand je vis Monet avec ses trois toiles devant son champ de coquelicots, changeant sa palette à mesure que le soleil poursuivait sa course, j'eus le sentiment d'une étude d'autant plus précise de la lumière que le sujet immuable accusait plus fortement la mobilité lumineuse.

C'était une révolution qui commençait une manière nouvelle de regarder, de sentir, d'exprimer. De ce champ de coquelicots, bordé de ses trois ormeaux, date une époque dans la perception comme dans l'expression des choses.
Les meules, les gerbes, les peupliers suivirent. Les mêmes meules, les mêmes gerbes, les mêmes peupliers, au couchant, au levant, au midi, dans la brume et dans le soleil, dans la pluie et dans le vent. Et puis ce fut Vernon, éclatant de lumière ou fondu dans le brouillard.

Alors l'artiste comprit que c'était une analyse relativement sommaire du phénomène lumineux, et que si, dans une égale journée de lumière, le matin rejoint le soir par une série de transitions infinies, chaque moment nouveau de chaque jour variable constitue, sous la mobile lumière, un nouvel état de l'objet qui jamais n'a été et jamais ne sera plus. Cet état, l'œil parfait doit être apte à le saisir comme la main à le rendre.

N'est-ce pas là vraiment une conception nouvelle et de la sensation et de l'expression ?

L'objet obscur en soi reçoit du soleil toute vie, tout pouvoir d'impression visuelle. Mais ces ondes lumineuses qui l'enveloppent, qui le pénètrent, qui le font irradier dans le monde, sont en perpétuelle turbulence, hautes lames
d'éclairs, embruns de lumière, tempêtes de clartés. Que sera le modèle sous cette fureur d'atomes vivants à travers laquelle il transparaît, par laquelle il nous est visible, par laquelle, pour nous, il est véritablement. Voilà ce qu'il
faut voir maintenant, ce qu'il faut exprimer par la peinture, ce qu'il faut décomposer de l'œil et recomposer de la main.

C'est, en effet, ce que l'audacieux Monet entreprit de faire avec ses vingt toiles de la cathédrale de Rouen, réparties en quatre séries que j'appellerais : série grise, série blanche, série irisée, série bleue. Avec vingt toiles, d'effets
divers justement choisis, le peintre nous a donné le sentiment qu'il aurait pu, qu'il aurait dû en faire cinquante, cent, mille, autant qu'il y aurait de secondes dans sa vie, si sa vie durait autant que le monument de pierre, et qu'à chaque battement de son pouls il pût fixer sur la toile autant de moments du modèle. Aussi longtemps que le soleil sera sur elle, il y aura autant de manières d'être de la cathédrale de Rouen que l'homme pourra faire de divisions dans le temps. L'œil parfait les distinguerait toutes puisqu'elles se résument en des vibrations perceptibles même pour notre actuelle rétine. L'œil de Monet, précurseur, nous devance et nous guide dans l'évolution visuelle qui rend plus pénétrante et plus subtile notre perception du monde.

Ainsi l'art, en s'attachant à exprimer la nature avec une précision de plus en plus parfaite, nous apprend à regarder, à percevoir, à sentir. Et de l'expression toujours plus serrée jaillit la sensation toujours plus aiguë. La merveille de la sensation de Monet, c'est de voir vibrer la pierre et de nous la donner vibrante, baignée des vagues lumineuses qui se heurtent en éclaboussures d'étincelles. C'en est fini de la toile immuable de mort. Maintenant la pierre elle-même vit, on la sent mutante de la vie qui précède en la vie qui va suivre. Elle n'est plus comme immobilisée pour le spectateur. Elle passe. On la voit passer.

Je ne dis rien de la technicité. Ce n'est pas mon affaire. Je ne sais plus quel peintre de l'antiquité, impuissant à rendre l'écume d'un cheval emporté, jeta sa brosse, de dépit, qui, s'écrasant sur le panneau, réalisa de hasard ce que l'art n'avait pu faire. A regarder de près ces cathédrales de Monet, il semble qu'elles soient faites de je ne sais quel mortier versicolore broyé sur la toile dans un accès de fureur. Tout cet emportement sauvage est fait de passion
sans doute, mais de science aussi. Comment l'artiste peut-il, à quelques centimètres de sa toile, se rendre compte d'un effet à la fois précis et subtil qu'on ne peut apprécier qu'avec un recul de plusieurs mètres, c'est le
déconcertant mystère de sa prunelle.

Tout ce qui m'importe, c'est que je vois surgir le monolithe dans son unité puissante, dans son autorité souveraine. Le dessin serré, net, mathématiquement précis, accuse, avec la conception géométrique de l'ensemble, et les masses qui s'ordonnent et les vives arêtes du fouillis sculptural où s'enchâssent les statues. La pierre est dure et résistante sous le poids des siècles. La masse tient bon, solide dans l'estompe de brume, attendrie sous les ciels changeants, éclatant en poudreuse fleur de pierre dans l'embrasement du soleil. Fleur de pierre vibrante inondée de lumière de vie, offrant aux baisers de l'astre ses troublantes volutes de joie, et faisant jaillir la volupté de vivre des caresses d'un rayon d'or sur un peu de poussière.

Habilement choisis les vingt états de lumière, des vingt toiles s'ordonnent, se classent, se complètent en une évolution achevée. Le monument, grand témoin du soleil, darde au ciel l'élan de sa masse autoritaire qu'il offre aux combats des clartés. Dans ses profondeurs, dans ses saillies, dans ses replis puissants ou ses arêtes vives, le flot de l'immense marée solaire accourt de l'espace infini, se brise en vagues lumineuses battant la pierre de tous les feux du
prisme, ou apaisées en obscurités claires. De cette rencontre, se fait le jour, le jour changeant, le jour vivant, le jour noir, gris, blanc, bleu, pourpré, toutes les gammes de lumière. C'est que toutes les couleurs sont brûlées de clarté, «ramenées suivant l'expression de Duranty, à cette unité lumineuse qui fond ses sept rayons prismatiques en un seul éclat incolore qui est la lumière.»

Accrochées comme elles sont, les vingt toiles nous sont vingt révélations merveilleuses, mais l'étroite relation qui les lie échappe, je le crains, au rapide observateur. Ordonnées suivant leur fonction, elles feraient apparaître la parfaite équivalence de l'art et du phénomène : le miracle. Supposez-les rangées aux quatre murailles comme aujourd'hui, mais en séries de transitions de lumière : la grande masse noire au début de la série grise qui va toujours s'éclairant, la série blanche allant de la lumière fondue aux précisions éclatantes qui se continuent et s'achèvent dans les feux de la série irisée, lesquels s'apaisent dans le calme de la série bleue et s'évanouissent dans la divine brume d'azur.

Alors, d'un grand coup d'œil circulaire, vous auriez, dans un éblouissement, la perception du monstre, la révélation du prodige. Et ces cathédrales grises, qui sont de pourpre ou d'azur violentées d'or ; et ces cathédrales blanches, aux portiques de feu, ruisselantes de flammes vertes, rouges ou bleues ; et ces cathédrales d'iris, qui semblent vues au travers d'un prisme tournant ; et ces cathédrales bleues, qui sont roses, vous donneraient tout à coup la durable
vision, non plus de vingt mais de cent, de mille, d'un milliard d'états de la cathédrale de toujours dans le cycle immense des soleils. Ce serait la vie même telle que la sensation nous en peut être donnée dans sa réalité la plus intense. Ultime perfection d'art, jusqu'ici non atteinte.

Voilà ce que j'ai vu dans les cathédrales de Monet, telles que Durand-Ruel doit les classer pour les faire sentir et comprendre dans l'harmonie de leur tout. J'ai appris par le catalogue, que tel amateur en achète une qui le séduit
d'une façon particulière, tel autre, une autre encore. Comment ! Il ne s'est pas trouvé un millionnaire pour comprendre, même vaguement, le sens de ces vingt cathédrales juxtaposées et dire : j'achète le paquet, comme il aurait fait d'une liasse d'actions. C'est à dégoûter du métier de Rothschild.

Et vous, Félix Faure, ô mon souverain d'un jour, vous qui trônez gracieusement dans le palais de madame de Pompadour, avec Roujon et Poincaré à vos côtés pour vous guider dans vos appréciations d'art, j'ai lu
que vous aviez fait je ne sais quels achats personnels dans je ne sais quelle halle aux peintures. C'est votre affaire.
Mais vous n'êtes pas seulement Félix Faure, vous êtes aussi président de la République, et même de la République française. C'est à ce titre évidemment que vous êtes allé l'autre jour rendre visite à la table de nuit de Napoléon Ier,
comme si c'était là que le grand homme eut déposé son génie. Comment l'idée ne vous est-elle pas venue d'aller regarder plutôt l'œuvre d'un de vos contemporains, par qui la France sera célébrée dans le monde longtemps
après que votre nom sera tombé dans l'oubli ? Que faisait Poincaré et que disait Roujon ? Seraient-ils envahis du sommeil bienfaisant de Kaempfen ?

Ne réveillez pas ces bons dormeurs, et puisqu'il y a en vous une pointe de fantaisie, allez regarder ces séries de cathédrales en bon bourgeois que vous êtes, sans demander l'avis de personne. Il se peut que vous compreniez, et
songeant que vous représentez la France, l'idée vous viendra peut-être de doter la France de ces vingt toiles qui, réunies, représentent un moment de l'art, c'est-à-dire un moment de l'homme lui-même, une révolution sans coups
de fusil.

L'histoire tiendra compte de ces peintures, sachez le, et si vous avez l'ambition légitime de vivre dans la mémoire des hommes, accrochez-vous aux basques de Claude Monet, le paysan de Vernon. C'est plus sûr que le vote du
congrès ou la politique d'Alexandre Ribot.
 

G. CLEMENCEAU
LA JUSTICE
Lundi 20 mai 1895

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